Lieux de socialisation par excellence, les espaces de coworking sont traversés par les inégalités de genre à l’œuvre dans la société. Elles animent les conversations des coworkers, du récit de leur parcours professionnel à des anecdotes de vie sentimentale ou familiale. En rejoignant une communauté fondée sur des valeurs d’égalité et d’entraide, beaucoup s’exposent à des opinions différentes des leurs, prennent conscience de ces enjeux et accélèrent leur processus de déconstruction. Des désaccords peuvent aussi éclater dans les espaces, entre l’équipe et les coworkers ou au sein de chacun des groupes.
Pour y réfléchir ensemble, je vous propose trois étapes : une analyse des faits mesurables à La Cordée, une confrontation du discours de l’égalité au vécu du terrain et une invitation à utiliser les forces du coworking pour sortir des assignations genrées.
NB : Par “femmes” et “hommes”, nous entendrons ici le genre assigné à la naissance.
Les faits – de qui parle-t-on ?
Parmi les membres de La Cordée
Il y a en moyenne 36% de femmes parmi nos 800 membres et ce chiffre est assez stable dans le temps et entre les Cordées. Je relie la particularité de Rennes à une plus grande part de freelances dans la communauté, parmi lesquelles les femmes sont plus représentées que les salariés.
Au quotidien, les femmes viennent autant que les hommes, sans différence de comportement significative. Cela dit, nous n’avons pas analysé les horaires de venue qui pourraient refléter des écarts liés à des inégalités de charge dans les tâches domestiques et la garde des enfants.
Dans l’équipe de La Cordée
Les femmes composent depuis longtemps la majorité de l’équipe comme en atteste ce graphique :
En janvier 2021, il y a 3 hommes et 13 femmes soit plus de 80% de femmes dans l’équipe de la Cordée !
Minoritaires, les 3 hommes travaillent notamment sur les partenariats et les formations, le pilotage et la représentation de l’entreprise (moi-même en tant que dirigeant), l’animation et la gestion d’une Cordée. Il n’y a donc qu’un seul homme à exercer notre cœur de métier !
Cela signifie donc que l’ensemble des autres missions de l’entreprise sont assurées par les 13 femmes : animation et gestion des 9 autres Cordées, fournisseurs, communication, RH au sens large, gestion financière et juridique… promis, un jour on vous sort cet organigramme 😉
Cette surreprésentation des femmes se retrouve également dans nos recrutements, où nous avons systématiquement 80% de candidatures féminines depuis plusieurs années. Ce n’est pas faute d’avoir varié les intitulés de poste : “couteau suisse”, “référent” ou “responsable” de Cordée, ces changements n’ont pas eu d’impact à ce jour.
Le discours de l’égalité femmes-hommes à l’épreuve de la réalité
L’égalité, tout le monde est d’accord sur le papier, nombreux sont ceux – surtout des hommes – qui pensent qu’elle est atteinte et définitivement acquise, mais ça se complique clairement quand on examine les comportements sur le terrain ! C’est un classique et c’est vrai aussi à La Cordée, où personne ne conteste le principe d’égalité si ce n’est… la réalité.
Une inégalité de participation à la cogestion des lieux
Pour nous autres animateur.rice.s, l’appropriation collective de l’espace de travail est un éternel cheval de bataille. Si les modalités varient d’un espace de coworking à l’autre, de l’autogestion complète à une cogestion avec l’équipe, tout le monde partage l’objectif d’un partage des tâches efficace, souple et de bon sens. A minima, il est attendu que chacun.e lave sa tasse, débarrasse ses affaires, éteigne les lumières en sortant… mais aussi efface un tableau blanc après l’avoir utilisé, range le matériel utilisé et n’hésite pas à remettre du PQ s’il n’y en a plus ! Dans les Cordées, l’équipe est responsable de l’approvisionnement et de la bonne tenue générale des locaux mais nous comptons sur nos membres pour être proactifs quand il le faut.
Or, force est de constater qu’à ce niveau, les hommes en font moins en moyenne que les femmes. Lorsque l’équipe a besoin d’énoncer ou de rappeler les règles de cogestion, c’est essentiellement auprès d’hommes. Cas typique : homme, 50 ans, ex-cadre supérieur d’un grand groupe, qui ne capte pas tout de suite qu’il faut laver sa tasse alors que c’est une évidence pour la majorité. Parfois, il s’attend à ce que ce soit l’équipe de La Cordée qui le fasse, sans s’interroger sur le fait que celle-ci soit représentée par une femme dans 9 Cordées sur 10 ! Heureusement, ce comportement “consommateur” évolue très vite dans la plupart des cas avec un peu de pédagogie et par mimétisme des autres membres de la communauté.
De là à relier ce comportement spécifique au coworking aux inégalités constatées plus généralement sur le partage des tâches domestiques et de la charge mentale, il n’y a qu’un pas. Si je suis un homme non impliqué dans les tâches domestiques, il n’est pas très surprenant que je m’attende à ce que ma tasse soit magiquement lavée du jour au lendemain après l’avoir laissée traîner sur une table…
Réguler l’humour sexiste
L’humour est l’un des meilleurs indicateurs de l’identité d’une communauté. Bien manié, c’est un fondement de la convivialité d’un coworking, un puissant levier d’intégration des nouveaux membres, un bon moyen de lâcher-prise et la source de fous rires dont on se rappelle encore plusieurs années après (à la Cordée, ce sont les fameux #entendualacordee) ! 95% du temps, tout se passe bien et tout le monde est content.
Et puis il y a les 5% restants, l’humour dont on sent qu’il est “limite” ou qu’il la franchit carrément, en ciblant une catégorie de personnes avec une volonté particulière de l’exclure ou de la moquer. C’est doublement problématique. Dans l’enceinte des Cordées, j’estime que l’humour doit toujours être bienveillant, ce qui ne veut pas dire s’enfermer dans une forme de politiquement correct mais faire preuve de tact avec ses interlocuteur.rice.s. Surtout, à La Cordée comme partout ailleurs dans la société, nous ne sommes pas égaux en tant que cibles de cet humour. Divers travaux ont démontré qu’il reproduit les logiques de domination préexistantes : on se moque davantage des “homos” que des “hétéros”, des “personnes de couleur” que des “blancs”, des étrangers que des Français… et des femmes que des hommes.
Or, on l’a vu, les Cordées sont majoritairement fréquentées par des hommes (dont une majorité sont probablement français, blancs et hétéro, mais c’est une autre histoire !). L’humour peut donc aussi être le marqueur de ces inégalités de pouvoir dans nos propres espaces. Heureusement, les progrès de la société sont aussi ceux de nos communautés : il est de bon ton aujourd’hui de moquer le sexisme du siècle dernier. Cependant, certaines “blagues” d’apparence anodine continuent d’emporter une charge plus ou moins implicite de sexisme. Je ne donnerai pas d’exemple ici, si vous n’en avez pas… demandez à des femmes autour de vous 😉
Je pose souvent la question en entretien de recrutement : comment réagir à une “blague” sexiste faite à la Cordée ? Les stratégies diffèrent et se complètent selon les perceptions de l’intention de l’émetteur, le caractère répété ou non de ce type de remarque et le degré de familiarité des personnes présentes. Ma préférée est cependant la suivante : que le “blagueur” se fasse d’abord rembarrer avec humour et fermeté par d’autres membres de la communauté. L’auto-régulation par le groupe est plus puissante qu’un simple recadrage par l’équipe mais elle n’est pas facile à atteindre car elle nécessite notamment un travail des autres hommes sur leur propre responsabilité : a minima de ne pas suivre le rire attendu, au mieux d’oser dire qu’ils ne trouvent pas cela drôle du tout.
Dans tous les cas, il est important que la réaction soit rapide car la répétition de ce type de remarque tend à pérenniser leur autorisation dans la culture de la communauté, devenant alors un exemple ou un repoussoir pour les personnes nouvellement arrivées. La même politique peut être appliquée aux comportements de “manterrupting” (l’interruption non nécessaire d’une femme par un homme) et de “mansplaining” (quand un homme explique avec condescendance à une femme quelque chose qu’elle sait déjà).
La persistance des inégalités dans le monde du travail
Nous sommes chaque jour témoins des inégalités qui continuent d’exister et parfois de se creuser entre les femmes et les hommes. Cela concerne tous les publics qui fréquentent les espaces de coworking.
Freelances et entrepreneuses, elles prennent en moyenne moins de risques que les hommes à projet équivalent, osent moins parler d’elles, faire du réseau et in fine, sont plus précaires et gagnent moins d’argent (source : BPI). Cas typique à La Cordée : jeune freelance graphiste, venant de quitter une agence (tu m’étonnes), aux tarifs trop bas et n’osant pas dire non à un client. Freelances et entrepreneurs, tous genres confondus, représentent 50% des membres de La Cordée.
Salariées, elles sont moins bien payées que les hommes et doivent plus souvent arbitrer entre leur évolution professionnelle et la gestion du foyer familial (source : DARES). Les salariés représentent 40% des membres de La Cordée.
Enfin, elles sont plus nombreuses que les hommes à effectuer une reconversion professionnelle, avec une probabilité plus forte de chercher à changer de domaine d’activité (source : DARES). Les personnes en reconversion représentent 10% des membres de La Cordée.
Le coworking pour sortir du genre
La Cordée est un espace de soutien en mixité
La Cordée existe pour aider les travailleurs et travailleuses à sortir de leur isolement et leur permettre de s’épanouir dans un cadre de travail convivial et bienveillant. Nos espaces sont les supports de communautés vivantes, où les individus sont à la fois contributeurs et bénéficiaires du collectif. Ce soutien s’exprime de manière informelle ou à travers des formats dédiés : coups de main, brainstormings, ateliers, sessions de codéveloppement, déjeuners métiers…
Notre projet ne vise pas spécifiquement les femmes mais dans les faits, il leur permet de lever des difficultés qui sont pour elles redoublées dans le monde du travail. Elles peuvent ainsi :
- Augmenter leur confiance en elles par l’encouragement du collectif, l’exemple donné par leurs pair.e.s, les ateliers de codéveloppement et les compétences de coaching disponibles dans la communauté ;
- Partager leur vécu des inégalités en particulier pour les plus jeunes femmes qui pensaient que l’égalité était acquise au XXIème siècle et qui bénéficient alors des retours d’expérience des membres les plus aguerri.e.s ;
- Changer de posture voire de position dans leur organisation ou sur le marché : une freelance peut être aidée dans sa conquête de l’égalité avec le client par d’autres membres et des collectifs avec qui se mettre en lien, une salariée peut trouver des ressources pour gérer son équipe ou négocier avec sa hiérarchie.
En miroir, sans les viser particulièrement, j’observe que nous aidons les hommes à :
- Laver leur tasse 😉 et progresser dans leur participation au collectif ;
- Sortir de leurs cercles habituels, donc de la zone de confort de leurs croyances dominantes ;
- S’exposer authentiquement à des convictions féministes, parfois pour la première fois ;
- Se questionner et initier une déconstruction en toute bienveillance de leur masculinité, notamment après qu’elle ait été éprouvée par des ruptures professionnelles, sentimentales ou familiales qui sont fréquemment l’objet de discussions dans les temps informels.
J’espère donc pouvoir dire que nous contribuons à notre mesure au chemin vers l’égalité. Nous le faisons en mixité et je pense que c’est une force importante de La Cordée. Le manque d’espaces mixtes ouverts, inclusifs et bienveillants à l’échelle de la société justifie d’ailleurs l’existence d’espaces non-mixtes avec lesquels nous pouvons très bien travailler. Sans me positionner sur leur pertinence intrinsèque (cela ne m’appartient pas), les réseaux d’entrepreneuriat féminin jouent ainsi un rôle important et complémentaire du nôtre.
Prendre soin de l’autre : pour un projet de société non genré
Il y a pour moi deux visions du coworking avec des conséquences différentes sur nos relations.
Le coworking infantilisant où des chief happiness officers viennent combler les travailleurs, satisfaire immédiatement leurs moindres désirs personnels, les faire replonger dans le sentiment d’abondance matérielle de leur enfance. Il y a des consommateurs d’un côté et des pourvoyeurs de consommables de l’autre. La convivialité forcée est un écran de fumée pour invisibiliser les tensions – de pouvoir, de genre… – qui traversent le groupe. Derrière le maternalisme, le paternalisme n’est jamais loin : ce projet est souvent construit et assumé au service de la performance dont la valeur sera captée par des hommes.
Le coworking responsabilisant où des coworkers et des professionnel.les de l’animation participent tous et toutes à un même projet de communauté dans lequel prévalent l’entraide, le partage, l’égalité et l’acceptation de chacun.e sans distinction de statuts. La convivialité résulte de l’instauration de relations de confiance dans lesquelles on s’exprime avec authenticité. Les tensions y sont reconnues, exprimées et sont résolues avec d’autant plus de facilité que chaque membre du groupe a conscience de sa responsabilité dans sa relation aux autres. Le sens et le bien-être collectif qui en résultent augmentent souvent les performances individuelles mais ce n’en est pas l’intention première.
Le coworking infantilisant est genré car il appelle à des figures paternelles et maternelles facilement renforcées dans un monde où la majorité des dirigeants sont des hommes et la majorité des services à la personne assurés par des femmes. Le coworking responsabilisant vise la sortie du genre car il est un obstacle à la réalisation de son projet même.
On vous laisse deviner quelle vision nous guide le plus 😉
Cela a pu nécessiter des ajustements au cours de notre histoire. Il n’est pas toujours évident de sortir de la posture de la maman nourricière, en particulier lors de l’animation des rituels quotidiens : comment faire du goûter un temps d’échange convivial entre adultes sans tomber dans le piège de l’infantilisation ? Nous avons progressé ces dernières années mais c’est toujours un bon sujet de débat dans l’équipe et avec la communauté !
Au-delà du coworking, j’ai le sentiment que ce positionnement est à rapprocher de la philosophie politique du care ou “éthique de la sollicitude” en français (voir la page Wikipédia ou une contribution récente au débat public). Que cette étiquette soit adaptée ou non, nous nous reconnaissons dans l’idée que l‘entraide et le soin aux autres doivent être placés au cœur de la société, et qu’œuvrer pour cela ne devrait pas conduire à notre assignation genrée. Cela nécessite un changement de regard sur des métiers comme le nôtre dont le fait qu’ils attirent essentiellement des femmes traduit aussi un manque d’intérêt de la part des hommes.
Après le coworking responsabilisant, une société responsabilisante ?
On peut toujours rêver, tout en y contribuant chacun.e à notre mesure !
Merci de m’avoir suivi jusqu’ici et n’hésitez pas à nous faire part de vos réflexions en direct ou sur les réseaux sociaux, c’est un questionnement sans cesse renouvelé !
P.S. : J’ai bien conscience que cette introspection est limitée à plusieurs titres. J’écris en tant qu’homme cisgenre. Des professionnel.le.s indépendant.es pourraient mieux tirer parti des données dont nous disposons et je ne me suis pas risqué ici à pousser l’analyse des relations entre membres de l’équipe. Évidemment, si vous êtes chercheur.se ou que vous en connaissez que cela pourrait intéresser, on est partants pour échanger !
Quelques recos de podcasts pour aller plus loin :
- France Culture : L’économie du genre
- Arte Radio : Un podcast à soi
- Binge Audio : Les Couilles sur la table
Merci à mes collègues Claire, Lionel, Léa, Julie, Capucine, Inès, Louise et Laëtitia pour la relecture de cet article !
Genial pour cet article, merci ! Une autre manière de progresser sur la question est aussi d’aborder le sujet indépendamment d’une situation problématique (par un article sur un blog par exemple, ou une discussion autour d’un dej ou d’un atelier). J’ajoute un épisode du podcast Kiff ta Race sur “Comment être un·e bon·ne allié·e ?” https://www.youtube.com/watch?v=HQW_-JrjFTw – Pas mal du tout pour se poser la question de comment participer au sujet quand on est un homme blanc cis-genre privilégié, etc. 😉 Au plaisir d’en discuter à la Cordée lors d’un de ces gouters toujours aussi sympa (sans être infantilisant) !
Super intéressant, merci Lea de me l’avoir fait découvrir !
Et sinon y a aussi des articles sur mon blog autour du sujet :-). Si c’est autorisé, je peux mettre quelques liens.
Mais oui, tant que cela nourrit la réflexion 😉