On en a souvent parlé ici : du management à l’environnement, de la taille d’entreprise optimale à la gouvernance, on essaye de construire la Cordée de manière aussi responsable sur le Quoi (la communauté de travail) que sur le Comment (l’organisation de l’équipe). Pour nous, la forme n’est rien sans le fond. Si on ne s’applique pas à soi-même les principes que l’on prêche, tout cela s’écroule bien vite.
Sur ce cheminement de l’entreprise libérée, certaines choses sont déjà en place : l’horizontalité des relations, la gouvernance participative, l’autonomie maximale de chacun et la confiance qui va avec.
Restait LE dernier sujet, le plus sensible : la rémunération.
Situation jusqu’à présent
Ce n’est pas un sujet qu’on avait laissé de côté. Depuis le début de la Cordée, on essayait de construire un modèle de rémunération juste et compréhensible.
Mais les meilleures intentions ne mènent pas forcément au meilleur modèle.
- D’abord parce que le modèle était complexe. Nous voulions un modèle qui valorise aussi bien les initiatives personnelles que la réussite globale. Il y avait donc un revenu fixe assez bas, et 5 critères variables, ce qui donnait un revenu net compris entre 1400 et 1800€ net par mois. Le principe est juste (car proche des réalisations), mais c’est une vraie usine à gaz.
- Le modèle datait des débuts de la Cordée, et les évolutions (plusieurs villes, avec plusieurs niveaux de vie, des Cordées de taille différente, etc) obligeaient à des adaptations permanentes des formules.
- Plus important, c’était source d’injustice. Car certains se battaient pour le développement d’une Cordée qui mettait parfois du temps à se développer, pour des raisons indépendantes de leur volonté. Ils se retrouvaient moins rémunérés que d’autres qui, en travaillant autant, profitaient d’un meilleur vent dans les voiles.
- Enfin, du fait des valeurs qui portent ceux qui travaillent ici, a émergé au cours du temps un sentiment d’appartenance au « clan » des Couteaux Suisses et une forte idée d’égalité dans l’équipe (pour aller plus loin, voir l’article sur la hiérarchie inversée). C’est ce mouvement qui a mené plusieurs personnes de l’équipe à évoquer l’idée de remettre la rémunération de tous à plat, pour imaginer un modèle égalitaire, transparent et pensé ensemble.
Le processus
Une fois cette envie évoquée, il y avait un préalable : faire que tous comprennent bien les chiffres.
Car l’éducation et le rapport au monde de l’entreprise mènent à une vraie différence dans ce domaine : il y a d’un côté ceux qui apprécient les chiffres, y ont été formés, les maîtrisent bien, et n’y voient qu’une représentation neutre de la réalité, et il y a les autres, effrayés par le sujet ou n’ayant pas l’occasion de manipuler régulièrement des tableaux de chiffres, qui sont assez réticents, et se mettent en retrait dès qu’un compte de résultat ou une analyse de CA est discutée.
Depuis nos débuts, nous partageons les chiffres de la Cordée aux membres de l’équipe. Nous les y exposons régulièrement (compte de résultat mensuel, analyse d’objectifs, budget annuel, etc), et prenons le temps d’expliquer en détail les tenants et aboutissants. On n’inversera jamais le sentiment d’aversion que quelqu’un peut avoir face à un bilan comptable, mais on peut largement l’atténuer ! Il est ainsi plus aisé de comprendre l’impact du salaire sur les résultats ou de l’activité sur les salaires, et sortir ainsi des idées préconçues ce que signifie “gagner de l’argent” pour une structure…
Nous avons entamé le processus de réécriture des salaires avec une grande réunion globale, où – après avoir détaillé les modèles actuels – nous avons divisé l’équipe en groupes de 3 ou 4, et fait réfléchir chaque groupe à la rémunération d’une des catégories de travailleurs de la Cordée (Couteaux suisses urbains salariés, couteaux suisses ruraux indépendants, intrapreneurs, soutiens, fondateurs).
L’idée était de sortir le plus d’idées possibles, sans jugement, et de vérifier les réactions des autres groupes à des idées.
Cette première réunion a été l’occasion de se rendre compte de plusieurs faits évidents :
- L’heureux étonnement de tous face au souci de transparence et d’équité, qui nous a poussé à mettre dans la balance notre rémunération à Julie et moi, afin qu’elle soit décidée de la même manière que les autres.
- La difficulté à vivre avec un salaire trop variable, qui empêche de prévoir ses dépenses quotidiennes.
- Le fait que la partie variable du salaire n’était pas, à la Cordée, un élément de motivation. Les membres de l’équipe, venus chercher ici un projet de valeurs, disent unanimement se battre au quotidien dans leur job sans penser à ces considérations.
- Le souhait néanmoins que la valeur soit partagée, si la valeur créée est supérieure aux attentes. Et qu’elle soit partagée très équitablement entre tous.
Nous avons récolté toutes les idées émises, et avons ensuite dédié 30 à 45 minutes de nos réunions hebdomadaires à avancer sur le premier groupe, celui des Couteaux suisses. L’idée était qu’une fois ce groupe (le plus important en nombre de personnes) traité, la réflexion sur les autres groupes serait facilitée.
Ce processus s’est prolongé sur près de 2 mois, de juillet à début septembre.
Pourquoi cela fut-il aussi long ?
- D’abord parce que on touche à un sujet très personnel. Certains ont exprimé leur peur face à des idées de salaire fixe relativement bas et de partie variable élevée, alors que d’autres aimaient l’idée de « se mettre en danger », dans l’espoir de gagner plus, mais au risque de gagner moins…
- Parce que le partage de la valeur créée n’est pas un concept simple à mettre en place. Sur quel indicateur se baser ? CA (Chiffre d’Affaires), EBE (Excédent Brut d’Exploitation) ou CAF (Capacité de financement) ? Valeur absolue, ou dépassement du budget ? Intéressement unique, ou défini par la grappe territoriale dont on fait partie ?
- Parce que la rémunération n’est pas que monétaire. Il existe aussi de la rémunération en temps, ou en « à-côtés » (tickets restos, mutuelle…).
- Parce que chacun a ressenti le besoin d’exprimer ses souhaits. Il est étonnant de voir comment certains problèmes se résolvent une fois que les non-dits sont… dits. Les peurs, une fois exprimées, peuvent être plus facilement relativisées, et entre eux les membres de l’équipe s’expliquent leurs cheminements de pensée posément.
- Parce qu’une partie des discussions avait besoin de se réaliser sans la présence de Julie et moi. Aussi égalitaire que notre structure soit, nous avions tendance à mener les discussions, car nous sommes les plus habitués à manipuler les chiffres. L’équipe avait besoin de se réapproprier les chiffres ensemble, pour les manipuler et arriver à leurs propres conclusions.
- Enfin parce que nous restons une jeune structure, avec une visibilité faible sur l’avenir. Il faut donc penser des modèles avec peu de recul, et peu de certitudes sur ce qui nous attend.
Le modèle désormais
Tout cela pour aboutir à quoi ?
- Plus de rémunération fixe
Nous avons fait la moyenne des rémunérations touchées par les Couteaux Suisses sur les 12 derniers mois. Les Couteaux Suisses ont donc désormais un salaire net mensuel de 1600€ net (1900€ pour Paris, vu la différence de niveau de vie). La partie variable mensuelle disparaît.
- Le partage de la valeur
Nous fixons collectivement le budget pour l’année qui vient. Si nous faisons mieux que le budget, la valeur est partagée équitablement (un tiers chacun) entre l’équipe, les actionnaires et le réinvestissement dans la Cordée. Si nous faisons par exemple 30.000 € de mieux que le budget, 10.000€ vont à une prime annuelle partagée entre toute l’équipe (sauf ceux qui sont actionnaires – Julie et moi – rémunérés par ailleurs).
Dans les faits, pour le moment, le budget est un résultat négatif (car nous sommes encore en phase d’investissement). Cela signifie que les actionnaires ne touchent rien. La valeur est donc séparée entre l’équipe (1/3) et le réinvestissement (2/3).
- Plus de temps
Nous travaillons tous beaucoup, plus que ce qui est soutenable à long terme et que ce qui est souhaitable pour la créativité et l’équilibre de chacun. Nous croyons que le temps ne fait pas tout à la capacité de bien faire son travail, et qu’on peut faire mieux et plus vite avec les bons process. Mais on en dira plus dans un article dédié à venir…
Dans les faits, les Couteaux-Suisses finissent donc désormais à 17h au lieu de 18h jusqu’à présent. Et disposent de 7 semaines de congés par an.
Et puis ?
Et puis c’est déjà un début 🙂 ! L’objectif de faire de la rémunération un objet collectif, discutable et discuté, est atteint. Ce modèle est une première mouture, qui évoluera très certainement. Qui verra on l’espère la rémunération de tous augmenter, de nouveaux profils avec de nouveaux modèles de rémunération émerger, de nouvelles manières de rétribuer le travail se faire jour. Et c’est ce qui fait que cette aventure est passionnante.
Envie de mener le même genre de cheminement dans votre structure ? Ecrivez-nous, on partagera avec plaisir sur cette expérience !
Bravo pour cette initiative, je pense que vous aller dans le bon sens, le sens du progrès !
Bonne continuation 😉
Une expérience similaire chez Buffer en anglais: https://open.buffer.com/introducing-open-salaries-at-buffer-including-our-transparent-formula-and-all-individual-salaries/
La version mise à jour: https://open.buffer.com/transparent-salaries/
Le calculator: https://buffer.com/salary
Bravo ! Vous êtes mes maîtres ! Et en tant qu’encordé historique, je puise dans votre expérience et vos expérimentations une immense inspiration. En clair, chez nous, on vous copie !
Sur le sujet de la rémunération, ce n’est pas encore très avancé. Comme porteur du rôle de “gestion de l’entreprise”, les propositions viennent surtout de moi, mais j’essaye d’appliquer scrupuleusement la transparence et le processus de consultation pour les prises de décision et donc la gouvernance collective est en principe respectée. Ce n’est pas encore l’idéal dans la “construction” mais on progresse. Aujourd’hui, les salaires sont fixes, l’augmentation est annuelle tant que l’activité est là et avec prise d’avis collectivement + prime annuelle de récompense sur les affaires concrétisées “grâce à l’action avant-vente du consultant” qui a été revue d’un avis commun (et a pu représenter 2,5x le salaire mensuel) + Intéressement aux bénéfices (base fixe conditionnée au Résultat Net avant Impot) distribué égalitairement. Il y a encore beaucoup à dire et faire. Je pense à la récompense collective notamment à indexer sur la réussite (Interessement à revoir ?). Merci pour vos partages bien utiles donc.
La partie variable du salaire n’est pas un facteur motivant (et ça a été documenté depuis quelques temps déjà). Elle crée tout ce que vous décrivez : injustice, démotivation ou motivation au détriment de la coopération et va plutôt dans le sens d’une moindre performance sur le long terme.
Donc c’est chouette que vous évoluiez dans ce sens et c’est une belle leçon pour ceux qui n’en sont pas là de pouvoir voir qu’avoir un salaire variable n’est pas bon pour l’esprit d’équipe et les performances de l’entreprise :-).
bravo pour ce travail !
Bravo, très inspirant. Bises à vous 2
Merci pour ce partage très détaillé sur un sujet aussi sensible que la rémunération. Vous faites sauter le tabou de l’argent, très répandu en France, Bravo ! Enfin, c’est très utile et enrichissant pour des structures en émergence comme celle pour laquelle je travaille 😉
La disparition du variable individuel est du bon sens compte tenu de votre modele multisite et de l’esprit d’équipe qui fait partie de l’adn de la cordee. L’indexation par ville et niveau de vie est logique et pourra meme etre affiné en fonction des villes de province. Step by step 😉 bravo a vous pour la reduction du temps de travail egalement. Respectueux qur le long terme. Vive la cordee
Ravie que vous soyez dans une optique de transparence , en vous retroussant les manches sur ce terrain aussi savonneux .
J’ai beaucoup apprécié que vous ayez reconnue la difficulté et/ou le malaise pour certains avec la manipulation des chiffres …J’en fais partie mais je trouve que ça se soigne et que c’est très enrichissant :))))
Bravo pour les prochains épisodes .
Juste fantastique !
Bravo d’avoir initié ces temps de réflexion partagés, pour établir ensemble un nouveau principe de rémunération, approuvé par tous, et totalement transparent !
Quand on a l’envie commune, rien n’est impossible 🙂